En 1862[1], Dostoïevski écrivit : « Je puis me tromper, mais il me semble qu’on connait un homme à son rire ». En 1995, l’historien Jacques Le Goff[2] se révéla à la fois plus prudent et plus curieux, en avançant : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es ». Une déclaration qui ne manqua pas de nous stimuler, une collègue plutôt rieuse et moi-même, en pleine préparation d’une formation sur les bienfaits et les limites de l’humour au travail. (https://www.cobalt4u.com/évènements) [3]
« Le rire en Berne » est ici à comprendre à la fois au sens littéral : « le rire en baisse » mais également au sens de « ce qu’Éric Berne disait du rire ». Dans son ouvrage[4], Valérie Marcié souligne « qu’un enfant de 4 ans peut rire jusqu’à 300 fois par jour, alors qu’un quadragénaire mettra deux mois et demi pour rire 300 fois ». De peur de ne pas être pris au sérieux, ou par volonté de montrer que nos efforts ne sont pas comptés, les rires vont ainsi parfois s’atténuer, s’espacer et parfois aller jusqu’à disparaitre de nos lieux de travail. Une censure délétère qui peut être renforcée par ce que Berne nommait des décisions de scénario comme : « ne pas être intime », « ne pas être proche » et « de ne pas avoir de plaisir ». « Le rire en Berne et contre tout » fait ainsi écho à l’expression « envers et contre tout » qui signifie rire malgré les conseils opposés[5] des personnes qui nous entourent ou nous ont entouré. Une Permission de rire de soi, de tout (et non de tous) et surtout de rire avec autrui.
Mais qu’est-ce que Berne disait du rire ? Je ne pourrai évidemment pas ici être exhaustif mais tenterai juste de retracer un fil de sa pensée au sujet du rire. Dans « Que dites-vous après avoir dit bonjour ? »[6], Berne déplore que « le rire ne soit pas aussi bien considéré (ndla : que la colère et la tristesse) et fasse même l’objet d’un léger dénigrement par la majorité des thérapeutes. » Pourtant, selon lui, « le chemin vers la liberté passe par le rire, et tant qu’il n’aura pas appris cela, l’homme sera asservi, docile à ses maîtres, ou bien en lutte pour servir un nouveau maitre ».[7] Berne semble donc accorder beaucoup de valeur au rire en opposition à nombre de ses confrères. Dans le même ordre d’idée, il soulignera d’ailleurs que « le succès d’une confrontation sera indiqué par un silence méditatif ou par un rire qui marque une prise de conscience »[8].
Enfin, dans « Principes de traitement psychothérapeutique en groupe », Berne écrit : « Le rire en groupe d’analyse transactionnelle est basé sur le paradigme du taxi de Tokyo »[9]. Comme la plupart d’entre vous, je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il voulait exprimer par là. Il se basait en fait sur un article de Cyprian St. Cyr [10], paru quatre ans plus tôt, dans le Transactional Analysis Bulletin. L’auteur y explique que lorsque vous vous retrouvez pour la première fois dans un taxi à Tokyo, vous avez trois options : rester impassible durant tout le trajet, vous enfoncer dans le coin du taxi en vous laissant aller à toutes vos appréhensions, ou vous pouvez vous mettre à rire aux éclats durant tout le trajet.
Je compris alors mieux le propos de Berne qu’il ne manqua d’ailleurs pas d’argumenter en écrivant : « ceux qui rient arrivent à destination tout aussi rapidement que les autres et ont sur ces derniers deux avantages : ils ont pris plaisir à l’expérience et ils seront moins ennuyeux lorsqu’ils la raconteront. »
Je terminerai donc en exprimant ma profonde gratitude envers Éric Berne pour ce qu’il nous a laissé et particulièrement pour cette Permission de rire et de prendre du plaisir au sein des groupes d’analyse transactionnelle. Rire de bon coeur, en restant dans l'OKness, de tout son Enfant Libre et dans la conscience de l'Adulte. Depuis 20 ans, j’en fais l’expérience au sein des groupes au sein desquels j’évolue et ce même lors d’un examen oral de CTA. Nous sommes près de Lille, le 9 novembre 2023. Aux alentours de 17 heures, je me retrouve devant mon jury d’examen composé de quatre grandes dames de l’Analyse Transactionnelle. Le processus se déroule normalement, à savoir dans une bulle d’OKness emprunte à la fois de bienveillance, d’exigence et de curiosité. Les quesions posées visent vraiment à ce que je puisse montrer le meilleur de moi-même. Mais au fil du temps, un processus parallèle s'invite et se décline du lieu d’exercice professionnel de mon client, au lieu de mon enregistrement et ce, jusqu’au processus d’examen en lui-même. Il se manifeste par un « Dépêche-toi » qui nous pousse (certains plus que d'autres) à adopter un rythme plus soutenu que la normale. Pendant un moment, j’ai ainsi eu l’impression que mon Jury avait un train à prendre. Nous eûmes l’occasion de l'identifier, de prendre le temps d’en parler et d’en tenir compte dans l’ici et maintenant. En fin de processus, juste avant la notation, la présidente me demanda si je souhaitais appeler le facilitateur de processus. Je lui répondis alors, le sourire aux lèvres : « Non je ne voudrais pas vous mettre en retard ! » ; ce qui provoqua le rire général chez les quatre jurées. L’une d’elles souligna que « c’était dommage de ne pas pouvoir mettre une note pour l’humour. ». A cet instant précis, rieur, comme dans un taxi à Tokyo, j'étais convaincu que celui-ci me conduirait à bon port...
[1] Fiodor Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, Folio, Paris, 1977.
[2] Jacques Le Goff, Une enquête sur le rire, Annales. Histoire, Sciences sociales, n°3, mai-juin 1997, p. 449.
[3] « Rira bien qui rira le premier !» A voir sur la page « Formations » de notre site : https://www.cobalt4u.com/évènements
[4] Valérie Marcié, Le Pouvoir de l’Humour , Éditions Eyrolles, Paris, 2023.
[5] Injonctions dans le langage A.T.
[6] Éric Berne, Que dites-vous après avoir dit bonjour ?, Éditions Tchou, Paris, 1972, p. 284.
[7] Éric Berne, Amour, Sexe et Relations, Les Éditions d’Analyse Transactionnelle, Lyon, 2010, p. 190.
[8] Éric Berne, Principes de traitement psychothérapeutique en groupe, Les Éditions d’Analyse Transactionnelle, Caluire, 2006, p. 241.
[9] Éric Berne, Principes de traitement psychothérapeutique en groupe, Les Éditions d’Analyse Transactionnelle, Caluire, 2006, p. 291.
[10] Cyprian St. Cyr, A Tokyo, en taxi, A.A.T., n°45, 1988, p. 13. Traduit du Transactional Analysis Bulletin, 1, 2, 1962, p. 23.
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